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15 mars 2011 2 15 /03 /mars /2011 12:36

 

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Ordalie de Syâvush. Illustration du Livre des rois de Ferdowsi, 1re moitié du XVIe s.

Bibliothèque du palais du Golestân, Tehrân.

 

 

Note : Les références au Livre des rois sont empruntées à l’édition française de Jules Mohl, publiée au XIXe siècle, et rééditée en édition bilingue (persan-français) en 1976 par Jean Maisonneuve, Paris. Le chiffre romain se réfère au volume, le chiffre arabe à la page de la traduction française (V, 145 = volume 5, page 145).

 

 

Le Livre des rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi est l’une des œuvres fondatrices de la culture iranienne. Basée sur des récits préislamiques, cette épopée royale de guerre et de sagesse fut écrite entre la fin du Xe et le début du XIe siècle. Longue d’environ 52'000 distiques,[1] elle raconte l’histoire plus ou moins légendaire des rois iraniens, de la création du monde et des premiers rois mythiques, jusqu’aux Sassanides et à la conquête de l’Iran par les Arabes islamisés au VIIe siècle. Le Livre des rois occupe une place unique dans la littérature universelle, même s’il peut se comparer, dans une certaine mesure et plus ou moins partiellement, au Mahâbhârata de l’Inde ancienne, à l’Iliade d’Homère, ou encore à certains romans arthuriens du Moyen Âge occidental.[2]  

On divise généralement le Livre des rois en trois parties : mythique, héroïque, historique. La première partie, la plus courte des trois, raconte l’œuvre civilisatrice de quatre rois mythiques, qui instituent la royauté, organisent la société, donnent aux hommes des métiers, inventent des techniques. Après le règne millénaire d’un tyran (Zahâk), le roi Feridun répartit son empire entre ses trois fils : à Salm revient le pays de Rum (l’Asie mineure et l’occident), à Tur le Turân (l’Asie centrale), à Iradj l’Iran. Une fois le partage du monde opéré, Ferdowsi suit principalement le destin de l’Iran, de ses rois et de ses héros.

Commence alors la partie centrale, dite héroïque, de l’épopée. Elle raconte les conflits intermittents entre l’Iran, pays des Iraniens, et le Turân, pays des Turcs. Composée de plusieurs récits secondaires ponctuant le déroulement principal de l’histoire, cette partie raconte surtout le règne de deux rois (Key Kâvus et Key Khosrow) et les aventures d’un héros célèbre (Rostam). Les récits racontés par Ferdowsi se rattachent à une vérité historique (les conflits entre l’Iran sédentaire et les Turcs nomades de l’Asie centrale), bien qu’il soit impossible de relier avec précision et certitude les personnages et événements rapportés par le poète à des figures et à des faits historiquement identifiables.

La mort de Rostam signe la fin de la partie héroïque, alors que les aventures d’Alexandre le Grand marquent le commencement de la partie historique du Livre des rois. De la dynastie achéménide, fondatrice du premier empire universel perse, Ferdowsi ne parle que de son dernier « roi des rois », Darius III, vaincu par Alexandre. Le poète raconte une histoire surtout légendaire du conquérant grec, suivant en cela des auteurs antiques comme le Pseudo-Callisthène qui ont brodé des épisodes plus ou moins fabuleux sur la trame historique : le conquérant, à la recherche de la sagesse, voyage en Égypte, visite la Kaaba en Arabie, parle avec des sages en Inde, se rend en Chine, rencontre des peuples et des contrées à la frontière du surnaturel, échoue à trouver l’Eau de Vie qui rend immortel, construit une muraille contre les forces maléfiques de Gog et Magog. Le poète persan passe sous silence les successeurs d’Alexandre (les Séleucides) et dit n’avoir rien trouvé sur les Parthes (V, 271). Il consacre le reste de son épopée aux rois sassanides, qui ont régné en Iran depuis le IIIe siècle de notre ère jusqu’à l’arrivée des armées arabo-musulmanes au milieu du VIIe siècle. Les règnes de trois rois sont longuement décrits : ceux de Bahrâm Gur (Ve siècle), de Khosrow Anushirvan (VIe siècle) et de Khosrow Parviz (VIe-VIIe siècle), dernier grand roi de la dynastie.[3]

Dans l’histoire, la culture et l’identité iraniennes, passées et présentes, le Livre des rois a au moins une triple importance. D’abord, il a préservé des traditions – orales ou écrites – de l’histoire antique de l’Iran, menacées de disparition. En effet, nombre de récits relatifs aux rois et aux héros préislamiques appartiennent à la religion zoroastrienne, dont les origines remontent au IIe millénaire avant notre ère, et qui est devenue une religion d’empire sous la dynastie perse des Sassanides (224-651). Transmises oralement pendant des siècles, les traditions zoroastriennes ne furent consignées par écrit qu’à la fin de l’époque sassanide, ou au début de l’époque musulmane, alors même que l’islam avait porté un coup quasiment fatal à cette religion au Moyen-Orient. En redisant des traditions anciennes, véhiculées oralement ou consignées dans des livres qui ne nous sont pas parvenus, Ferdowsi a contribué à les préserver, tout en leur donnant une cohérence, une force et un destin nouveaux. 

Ensuite, le Livre des rois a redonné un nouveau souffle à la conscience – culturelle et politique – d’une identité iranienne, alors que les élites iraniennes formaient le désir de reconstituer un empire perse, après la destruction, par les Arabes au VIIe siècle, de la dernière royauté en Iran : la brillante dynastie des Sassanides, longuement évoquée par Ferdowsi, et dont la culture modèlera durablement le monde musulman oriental, dans des domaines aussi divers que la conception de la royauté, l’étiquette de cour, l’organisation administrative, les arts, la littérature ou la musique. Malgré la domination de plusieurs dynasties iraniennes aux IXe-Xe siècles (Samanides en Asie centrale, Bouyides en Mésopotamie et en Iran), un empire iranien ne se reconstitua pas : le pouvoir demeura arabe (califat abbasside de Bagdad) ou passa, en Iran même, aux mains de dynasties turques ou turkmènes (Ghaznavides, Seldjoukides, Safavides, Qâdjârs), mongoles (Ilkhânides) ou turco-mongoles (Timourides). Néanmoins, le Livre des rois a cristallisé, définitivement et jusqu’à nos jours, une antiquité glorieuse et épique, une sagesse pérenne, une sensibilité poétique, une certaine vision du monde et les idéaux cardinaux d’un art de vivre. Par son verbe, qui entendait rajeunir et faire revivre l’Iran ancien, Ferdowsi a créé une forme d’empire poétique, qui a puissamment contribué, diversement selon les époques, à forger, vivifier ou renouveler une conscience iranienne et une iranité de la culture.

Enfin, le Livre des rois a consacré le persan comme langue de culture dans l’Orient musulman, à une époque où l’arabe, amené par l’islam et devenu la langue des élites, de la religion et des administrations, tendait à marginaliser les autres langues. Rythmé par des vers denses, solides et puissants, Ferdowsi a employé une langue pure et préféré des mots persans aux mots arabes qui avaient alors envahi la langue persane.[4]  

De Ferdowsi lui-même, nous ne savons presque rien. Né vers 940, mort vers 1019 ou en 1025, il vécut à Tus, dans le Khorasan, près de la ville de Mashhad, au nord-est de l’Iran. Son tombeau actuel, à Tus, fut construit en 1934.[5] Petit propriétaire terrien, il fut de confession chiite. Ferdowsi évoque à plusieurs reprises sa situation au cours de son œuvre : donnant son âge (il a 60 ans lorsqu’il écrit sur Key Khosrow (IV, 13), 63 ans lorsqu’il conte le règne du roi Ardashir (V, 481)), se plaignant de la pauvreté (V, 549-551), se lamentant de la mort de son fils (VII, 191-193), exprimant ici ou là des sentiments de désespoir et de tristesse (VI, 83). Les sources exactes (écrites et / ou orales) que Ferdowsi eut en main, et l’emploi qu’il en fit pour écrire son œuvre, font l’objet de discussions, tout comme la formation intellectuelle du poète : Nöldeke, par exemple, estime que Ferdowsi reçut une éducation de base, alors que d’autres savants comme Taqîzâda et Sherânî pensent au contraire qu’il maîtrisait les sciences de son temps.[6]

Ferdowsi commença son poème peu après 975 pour le terminer en 1010 et le poète lui-même parle de 35 ans de labeur (VII, 503). Commencée sous le règne iranien des Samanides, l’épopée fut achevée sous celui de Mahmud de Ghazna, un souverain turc sunnite qui, entre 997 et 1030, bâtit un empire couvrant le Khorasan, l’Afghanistan, une partie de l’Asie centrale et de l’Inde du Nord. Ferdowsi dédia son poème à Mahmud, dont il fait l’éloge (I, 23-27), mais le souverain ne récompensa pas le poète à la hauteur de ses espérances. Dans son œuvre, Ferdowsi met cela sur le compte de calomniateurs qui ont détourné de lui les faveurs du roi (VII, 295). Par la suite, Ferdowsi (ou un auteur inconnu empruntant son nom, son style et ses vers)[7] écrivit un poème satirique sur le souverain, lui reprochant son absence de générosité, de renom et de noblesse.[8]

Admiré pour son style, sa richesse symbolique et son influence formatrice de l’identité iranienne, le Livre des rois n’a cessé d’être lu, raconté et illustré en Iran. Il est, avec les romans versifiés de Nezâmi, l’un des textes les plus illustrés par les peintres : dans les manuscrits d’abord, mais aussi sur des objets (céramiques, œuvres en métal, tapis). Certains épisodes, comme les épreuves de Rostam, ont été maintes fois peints ou représentés sur des carreaux de céramique, sur les murs des hammams, des maisons ou des palais. Des vers de Ferdowsi sont récités lors de séances de lutte traditionnelle (zurkhâneh), et de nombreux conteurs ou acteurs populaires, dans les bazars ou les maisons, narraient certaines aventures célèbres.    

En Europe, le Livre des rois fut connu surtout grâce à Jules Mohl, orientaliste d’origine allemande qui fit paraître, entre 1838 et 1878, une traduction française plus ou moins complète du grand œuvre de Ferdowsi.[9] Malgré son importance à la fois littéraire et historique, le Livre des rois demeure relativement peu connu du grand public occidental. Il a même fait l’objet, de la part d’orientalistes du XXe siècle comme E. G. Browne ou G. E. von Grunebaum, de critiques plus ou moins négatives.[10]

 
 
 
Notes

[1] Un distique est un groupe de deux vers. Ferdowsi dit de son poème qu’il contient 60'000 distiques (VII, 295 et 503), mais il s’agit d’un chiffre rond.

  

[2] Des rapprochements, parfois pertinents, entre les romans arthuriens et le Livre des rois ont été effectués par Sir J. C. Coyajee, Studies in Shahnameh, in K. R. Cama Oriental Institute, n° 33, 1939, p. 1-307. Nombre de thèmes indo-européens (tripartition fonctionnelle, idéologie royale et guerrière, etc.) se trouvent dans le Livre des rois, mais une étude d’ensemble sur ce sujet complexe reste encore à écrire. 

 

[3] Pour un résumé du Livre des rois : Charles-Henri de Fouchécour, « Une lecture du Livre des Rois de Ferdowsi », in Studia Iranica, V, 2, 1976, p. 171-202 et B. W. Robinson, The Persian Book of Kings. An Epitome of the Shahnama of Firdawsi, London, Routledge Curzon, 2002.

 

[4] Les mots arabes forment environ 10% des types du texte de Ferdowsi : Mohammad Djafar Moïnfar, « Ferdôsî et les mots arabes », in Luqmân, VI, 2, 1990, p. 75-91.

 

[5] « Ferdowsî », in Encyclopaedia Iranica, vol. IX, p. 514-531. Voir p. 152.

 

[6] Djalal Khalegi-Motlaghi, « Ferdowsi ». Ibid., p. 514-520.

 

[7] Sur la question de cette satire : Encyclopaedia Iranica, vol. IX, p. 523-524.

 

[8] Jules Mohl a donné une traduction de cette satire dans la préface du premier volume de son édition, p. XXXVI-XXXIX.

 

[9] Djavâd Hadidi, « Ferdowsi dans la littérature française », in Luqmân, III, n°1, 1986-1987, p. 61-73.

 

[10] Dick Davis, Epic and Sedition. The Case of Ferdowsi’s Shahnameh, Washington, Mage Publishers, 2006, p. 3-6.

 

 

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Extérieur du tombeau de Ferdowsi à Tus, au nord-est de l’Iran, édifié en 1934. 

Photographie : Patrick Ringgenberg 

 

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commentaires

S
Je vous remercie pour cette petite histoire. Je trouve que les titres en chiffre romain accentuent encore plus l’histoire et ça m’a bien aidé à tout lire jusqu’à la fin !
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L
Bonjour, <br /> quelle est la raduction Perse du titre du livre des rois de Ferdowsi? en scrip s'il vous plait? <br /> Cordialement, <br /> laurence
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P
Shâhnâmeh شاهنامه

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L’Iran du nord-ouest : à la croisée des cultures et des civilisations

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TABRIZ – ORUMIYEH – MAKU – MARAGHEH – TAKHT-E SULEYMAN – ARDABIL – ZANDJAN   –SOLTANIYEH – QAZVIN – ALAMUT – TÉHÉRAN  (16 JOURS)


Voyage accompagné par Patrick Ringgenberg

 

Renseignements / inscriptions : Rediscoveriran.com

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